Déclaration de deux cas humains de fièvre hémorragique de Crimée-Congo en Espagne - point de situation 2016-01 au 05 septembre 2016
Alizé Mercier 1,2, Laurence Vial 1, Frédéric Stachurski 1, Julien Cauchard 3
(1) Cirad, UMR1309 Contrôle des maladies animales exotiques et émergentes (CMAEE), Montpellier, France
(2) Inra, UMR 1309 CMAEE, Montpellier, France
(3) Anses, Laboratoire de Lyon, Unité Epidémiologie, Lyon, France
Deux cas humains de fièvre hémorragique de Crimée-Congo (CCHF) ont été confirmés à Madrid. Ce sont les premiers cas autochtones de la maladie signalés en Europe de l’Ouest. Le premier cas était un homme de 62 ans qui aurait été mordu par une tique, selon les autorités sanitaires régionales, en se promenant à pied dans la campagne d’Ávila (Castille-et-León). Il a d’abord été hospitalisé à l’hôpital Infanta Leonor, dans le district de Vicálvaro, au sud-est de la ville, avant d’être emmené à l’hôpital universitaire Gregorio Marañón de Madrid où il est décédé le 25 août. Le deuxième cas est une infirmière qui a été infectée en soignant cet homme (contact avec des fluides corporels) dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital Infanta Leonor. Les collègues de l’infirmière ont signalé ses symptômes aux autorités sanitaires et cette dernière a été emmenée le 31 août en ambulance à l’unité des maladies infectieuses de l’hôpital La Paz-Carlos III pour y être soignée. Deux cents personnes auraient été en contact avec les deux personnes infectées et sont en train d’être examinées, certaines confinées à leur domicile. Vendredi 02 septembre, deux autres personnes ont présenté des signes cliniques de la CCHF et ont été placées en salles d’isolement dans des hôpitaux de la capitale (source : média http://www.telegraph.co.uk/news/2016/09/03/two-new-cases-in-spain-of-po…). L’une d’entre elles est une professionnelle de la santé qui travaille dans le laboratoire d’analyse d’un des centres de santé de la région et qui aurait été en contact avec des patients infectés. L’autre personne est la femme d’un homme qui aurait été récemment mordu par une tique aussi dans la province d’Ávila.
Certains experts sur place pensent que le virus pourrait circuler à bas bruit déjà depuis plusieurs années au sein des populations de tiques établies en Espagne. Ce ne serait que lorsque la probabilité de contact avec les tiques (et également avec les animaux) atteindrait un certain seuil que des cas ponctuels de transmission pourraient apparaître. Chaque année, de nouvelles incursions de tiques potentiellement infectées ont lieu lors des migrations d’oiseaux en provenance entre autre d’Afrique.
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la CCHF est une maladie largement répandue dans diverses régions du monde, causée par un virus (Nairovirus) de la famille des Bunyaviridae, transmis par les tiques. La maladie est endémique en Afrique, au Moyen-Orient, dans les Balkans et dans les pays asiatiques situés au sud du 50ème parallèle nord, correspondant à la limite de l’aire de distribution du principal vecteur tique (Figure 1). La maladie se manifeste entre autre par des signes cliniques hémorragiques et le taux de mortalité est de 10 à 40% chez les humains. Le virus de la CCHF est transmis à l’homme soit directement par contact via du sang ou des fluides corporels contaminés, soit indirectement par morsure de tiques infectées. De nombreuses espèces de tiques sont incriminées dans la transmission vectorielle du virus de la CCHF, en particulier celles appartenant au genre Hyalomma. Dans le bassin méditerranéen, Hyalomma marginatum est un des principaux vecteurs du virus de la CCHF bien que l’on ne puisse écarter l’implication d’autres espèces de tiques.
Figure 1 : Zones endémiques à la CCHF
En Espagne, selon une étude réalisée en 1999-2005 sur l’ensemble du territoire (Ruiz-Fons et al. 2006), la population de tiques parasitant les cerfs élaphes et les sangliers serait composée à plus de 60% par H. marginatum pour les deux espèces d’hôtes. A cette époque, l’aire de répartition de cette espèce de tique couvrait la région centrale et le sud de l’Espagne, ce qui inclut la zone où la contamination de l’homme de 62 ans mort de CCHF aurait eu lieu (ronds avec le chiffre 1 sur la Figure 2). Les stades adultes de H. marginatum y était actifs tout au long de l’année (Ruiz-Fons et al. 2006). D’autres espèces de tiques du genre Hyalomma étaient aussi rapportées, telles que H. lusitanicum sur les deux espèces d’hôtes et H. anatolicum excavatum sur sanglier seulement. Une autre étude recensant toutes les données de présence de tiques en zone paléarctique des années 1970 à 2004 a montré que les plus fortes abondances de tiques adultes du genre Hyalomma sont observées sur les bovidés, ainsi que les ovidés pour H. lusitanicum et les équidés pour H. marginatum (Estrada-Pena et al. 2013).
Figure 2 : Distribution des tiques récoltées sur des cerfs élaphes et des sangliers sur l’ensemble du territoire espagnol entre 1999 et 2005. 1: Hy. marginatum marginatum; 2: Hy. lusitanicum; 3: Hy. anatolicum excavatum; 4: Hy. marginatum rufipes; 5: R. bursa; 6: R. (Boophilus) annulatus; 7: R. sanguineus; 8: R. pusillus; 9: I. ricinus; 10: H. punctata; 11: H. concinna; 12: H. sulcata ; 13: D. marginatus; 14: D. reticulatus. (Ruiz-Fons et al. 2006)
Avant le cas de fin août 2016, aucun cas humain autochtone de CCHF n’avait été rapporté en Espagne. Cependant, de l’ARN pouvant être celui du virus de la CCHF avait été détecté dans des tiques H. lusitanicum récoltées en 2010 sur des cerfs élaphes à Cáceres (39.63°N, 7.33°W) (Estrada-Pena et al. 2012a), donc beaucoup plus au sud que l’endroit de contamination présumé pour le cas humain actuel. Le virus n’avait pas pu être isolé et il n’avait donc pas été confirmé qu’il s’agissait bien du virus CCHF (CCHFv) et non d’une séquence d’ARN d’un autre micro-organisme non pathogène. Cette séquence était toutefois à 98% similaire aux souches virales de CCHF circulant en Mauritanie et au Sénégal (Estrada-Pena et al. 2012a), et à 99% similaire à une souche isolée chez une tique collectée sur un oiseau migrateur venant du Maroc. Elle était moins proche des souches circulant dans les Balkans (Turquie incluse) qui sont beaucoup plus virulentes. En effet, les souches africaines sont a priori peu virulentes, avec une séroconversion chez les humains sans forcément l’apparition de signes cliniques (Estrada-Pena et al. 2012b).
A ce jour, l’identité de la souche virale en cause dans le cas humain actuel détecté en Espagne n’a pas encore été communiquée officiellement. Certains experts suggèrent qu’elle appartiendrait au même groupe qu’une souche d’Afrique de l’Ouest qui avait été amplifiée chez des tiques H. lusitanicum récoltées sur des cerfs élaphes en Espagne en 2011, mais ce lien reste à être confirmé (source : Promed). Cette souche africaine aurait pu être introduite par le biais d’oiseaux migrateurs.
En France, avant 2014, on savait que H. marginatum était présente en Corse, et diverses mentions anciennes mais généralement incomplètes laissaient penser qu’elle avait aussi été observée sur le continent. Mais aucune étude n’avait prouvé qu’il s’agissait de populations installées et non d’individus ponctuellement introduits par des oiseaux migrateurs.
En 2014-2015, un suivi des tiques de Corse a été mis en place par l’INRA de Corte et le CIRAD (Grech-Angelini et al. 2016a). Ce suivi a confirmé que H. marginatum est largement présente et abondante, surtout sur les chevaux. Une autre espèce du même genre, H. scupense, est aussi présente sur les bovins alors qu’elle n’était pas connue jusqu’à présent sur l’île (Grech-Angelini et al. 2016b). Le virus de la CCHF n’a toutefois jamais été retrouvé dans cette espèce, qui n’est donc pas considérée comme un vecteur (Ergonul & Whitehouse 2007). Les H. marginatum collectées durant cette étude ont été testées par l’ANSES/INRA Maisons-Alfort pour y détecter la présence du CCHFv : aucune tique n’était infectée (Grech-Angelini et al. 2016c). Des sérums de bovins corses provenant des campagnes de prophylaxie de 2015 ont été récupérés et seront testés prochainement par le CIRAD afin d’y rechercher des anticorps dirigés contre le virus de la CCHF.
Depuis 2015, un suivi des tiques dans le sud de la France continentale (région de Montpellier et Camargue) a été mis en place par le CIRAD et des équipes de l’INRA et des Ecoles vétérinaires (Vial et al. 2016). La présence de H. marginatum a été confirmée de Mèze, à l’ouest de Montpellier, au Grau du Roi en Petite Camargue, aussi bien sur le littoral que dans les terres (points rouge sur la Figure 3). Les populations sont établies et abondantes dans certaines zones. Un suivi longitudinal sur des chevaux et la faune sauvage est actuellement réalisé dans l’arrière-pays montpelliérain. Au terme des six premiers mois de suivi (avril-septembre), des stades adultes sont toujours retrouvés, ce qui suggère une période d’activité assez longue. La présence de tiques immatures a été observée sur des oiseaux migrateurs, signe de possibles incursions de tiques infectées provenant d’Afrique, mais aussi sur des oiseaux résidents qui permettent l’amplification de leur cycle de développement. La recherche du virus de la CCHF dans les tiques collectées depuis 2015 sur chevaux, oiseaux, et faune sauvage, est prévue en collaboration avec l’ANSES/INRA Maisons-Alfort.
Le vecteur de la CCHF est donc présent et installé en France (Corse et partie continentale), mais il n’y a pas de preuve de circulation du virus de la CCHF, que ce soit chez les hôtes vertébrés ou chez les tiques. Le système de surveillance entomologique qui est actuellement mis en place est à renforcer, afin de préciser la distribution de H. marginatum et ses interactions avec la faune sauvage et domestique, et de détecter le plus précocement possible une circulation du virus de la CCHF.
Figure 3 : Carte de la zone d’étude où les inventaires d’Hyalomma ont été réalisés de 2007 à 2016 – les points rouges indiquent la presence d’H. marginatum – les lieux sont numérotés : 1 = Mèze, 2 = réserve naturelle de l’Estagnol, 3 = Lauret, 4 = Pompignan, 5 = Lansargues, 6 = Saint Laurent d’Aigouze, 7 = Le Grau du Roi, 8 = Aigues-Mortes (Vial et al. 2016).
Sources : Promed mail, OMS, experts Cirad, média
Références :
Ergonul, O., Whitehouse, C.A., 2007. Crimean-Congo Hemorrhagic fever. A global perspective. Springer, Dordrecht, The Netherlands.
Estrada-Peña, A., Palomar, A.M., Santibáñez, P., Sánchez, N., Habela, M.A., Portillo, A., Romero, L., Oteo, J.A., 2012a. Crimean-Congo Hemorrhagic Fever virus in ticks, southwestern Europe, 2010. Emerg. Infect. Dis. 18, 179-180.
Estrada-Pena A., Jameson L., Medlock J., Vatansever Z., Tichkova F. 2012b. Unravelling the ecological complexities of Tick-Associated Crimean Congo Hemorrhagic Fever Virus transmission: a gap analysis for the Western Palearctic. Vector-Borne and Zoonotic Diseases 12(9):743-752.
Estrada-Pena, A., Farkas, R., Jaenson, T. G., Koenen, F., Madder, M., Pascucci, I., ... & Jongejan, F. 2013. Association of environmental traits with the geographic ranges of ticks (Acari: Ixodidae) of medical and veterinary importance in the western Palearctic. A digital data set. Experimental and applied acarology, 59(3), 351-366.
Grech-Angelini S, Stachurski F, Lancelot R, Boissier J, Allienne J-F, Marco S, Maestrini O, Uilenberg G. 2016a. Ticks (Acari, Ixodidae) infesting cattle and some other domestic and wild hosts on the French Mediterranean island of Corsica. Soumis juillet 2016 (Par&Vectors)
Grech-Angelini, S., Stachurski, F., Lancelot, R., Boissier, J., Allienne, J. F., Gharbi, M., & Uilenberg, G. 2016b. First report of the tick Hyalomma scupense (natural vector of bovine tropical theileriosis) on the French Mediterranean island of Corsica. Veterinary parasitology, 216, 33-37.
Grech-Angelini S., Moutailler S. et al. 2016c. Study of tick-borne pathogens from ticks collected from animals on Corsica Island. Article en cours de soumission
Palomar, A.M., Portillo, A., Santibáñez, P., Mazuelas, D., Arizaga, J., Crespo, A., Gutiérrez, O., Cuadrado, J.-F., Oteo, J.A., 2013. Crimean-Congo Hemorrhagic Fever Virus in Ticks from Migratory Birds, Morocco. Emerg. Infect. Dis. 19, 260-263.
Ruiz-Fons, F., Fernández-de-Mera, I. G., Acevedo, P., Höfle, U., Vicente, J., de la Fuente, J., & Gortazár, C. 2006. Ixodid ticks parasitizing Iberian red deer (Cervus elaphus hispanicus) and European wild boar (Sus scrofa) from Spain: geographical and temporal distribution. Veterinary parasitology, 140(1), 133-142.
Vial, L., Stachurski, F., Leblond, A., Huber, K., Vourc’h, G., René-Martellet, M., ... & Gély, M. 2016. Strong evidence for the presence of the tick Hyalomma marginatum Koch, 1844 in southern continental France. Ticks and Tick-borne Diseases.